1.
MATRIOCHKA 237
Milan Jechen se réveilla face à face avec un ours. Un ours avec un nez de clown. En reculant lentement la tête, il comprit que c’était la décoration d’une housse de coussin. Il comprit aussi qu’il n’était pas dans son lit. Il se releva sans paniquer et regarda tout autour de lui. Une grande casemate, de style militaire, qui avait vu de meilleurs jours. Autour de lui, d’autres lits, et d’autres dormeurs qui émergeaient lentement. Ou faisaient mine d’émerger lentement. Il se leva et regarda par une des fenêtres : rien à voir, si ce n’était une colline herbeuse surmontée par un chêne majestueux. Plus loin, une forme presque indiscernable pointait dans le ciel, peut-être une cheminée d’usine.
« Où sommes-nous ? Qu’est-ce qui se passe ? »
Généralement, le premier qui posait la question faisait partie de la combine. Milan se retourna. Un gamin, la vingtaine à peine, des muscles apparents et un regard limpide.
« Nous sommes nulle part et il ne se passe rien », répondit Milan, et les autres se tournèrent vers lui. Il y avait là une femme séduisante, un homme d’affaires, un type avec une tête de paysan, un personnage falot, un chien. Toute la panoplie.
« Qu’est-ce que vous voulez dire ? », dit la femme. Elle semblait plus attentive qu’inquiète.
« Je veux dire qu’on nous a visiblement kidnappés pour nous réunir dans un cadre isolé et nous confronter à diverses épreuves, et à travers elles à nos propres peurs. Je veux dire que l’un d’entre nous est certainement de mèche avec celui qui a organisé cette petite mascarade. Je veux dire que je refuse d’y participer. »
Un long silence suivit sa diatribe. Ils le dévisageaient et se dévisageaient, chacun essayant de jauger les autres protagonistes de cette farce. Dieu merci, la prodigalité des productions hollywoodiennes en scénarios invraisemblables de ce type rendait inutile d’autres explications superflues, tout comme les habituelles réactions de rage et de déni, et autres étapes du deuil de la crédibilité qui rendaient toujours ce genre de circonstances encore plus pénibles.
« Comment savez-vous tout ça ? », finit par lui demander la femme, qui avait l’air d’être la plus éveillée du lot.
« Comment vous appelez-vous ? », lui répondit-il en changeant d’attitude en un instant.
« Mélinda », dit-elle, en haussant légèrement un sourcil finement dessiné.
« Mélinda, laissez-moi me présenter. Je suis Milan Jechen. Ancien opérationnel Canal+. Des machins comme ça, j’en ai écrit des centaines. J’en ai écrit en dormant.
– Ça pourrait être autre chose », intervint le type avec une tête de paysan, affichant un fort accent que Milan ne parvint pas à reconnaître.
« Ah oui, et quoi donc ? Il y a une manière facile de le vérifier. Il suffit que l’un de nous perde son sang-froid, et dise qu’il va simplement se barrer d’ici. Il sortira, fera trois pas dehors, et s’effondrera, mort. La seule chose que je ne peux pas vous dire, c’est comment il mourra. Un sniper. Un éclair. Un alien. Tout dépend du budget des effets spéciaux. »
« Vous racontez n’importe quoi », dit le gamin bodybuildé. Évidemment, ça ne pouvait être que lui. D’une démarche de panthère que Milan lui envia, il se coula jusqu’à la porte et l’ouvrit grande. Il marqua un temps d’hésitation sur le seuil, mais lorsque Milan lui dit de ne pas faire le fou, il s’élança au-dehors avec un haussement d’épaule. Il n’avait pas fait trois pas que sa tête explosa littéralement. Personne ne cria mais tout le monde en eut le souffle coupé. Le corps sans vie fit un pas de plus avant de s’effondrer sur le sol. Tous se tournèrent vers Milan.
« Je n’y suis pour rien. »
Ils semblaient en douter.
« C’est horrible », dit la femme.
« Ce n’est peut-être qu’une mise en scène. »
Cette réplique lui valut de nouvelles œillades outrées ou révoltées. Le personnage falot, aux épaules tombantes et au visage triste, parla pour la première fois :
« Vous avez l’air de tout connaître de ce qui nous arrive. Alors pourquoi ne pas nous en sortir ? Ou au moins nous expliquer de quoi il retourne ? »
Finalement les explications superflues. Il aurait dû s’en douter. On ne lui faisait jamais grâce de rien. Encore et toujours, les mêmes gestes, jambe gauche en premier. Maudit hareng. Si seulement il trouvait un moyen de briser cette boucle.
« Vous faites tous partie du jeu pervers d’un illuminé, qui pense que la seule chose qui vaille dans la vie est de créer des surprises jusqu’à la nausée. »
Ce récit, combien de fois l’avait-il fait ? Il avait perdu le compte. Tout comme du nombre de fois où il avait croisé l’un ou l’autre de ses interlocuteurs du jour. Il n’y avait jamais vraiment de nouveaux ni d’anciens, seulement des rôles vaguement modifiés, toujours un peu clichés, qui laissaient toujours un doute sur leur degré de véracité. Milan n’était pas exempte de ses doutes concernant sa propre personne : à force de vivre dans le broyeur permanent de la discontinuité, il se demandait s’il était un joueur ou un PNJ, si une sortie existait pour lui ou s’il était condamné à voir passer les gens et les décors sans interruption jusqu’à ce que l’épuisement ait raison de lui.
Alors qu’il se lance dans les explications, la porte du chalet se referme d’elle-même et la lumière s’éteint soudainement dans la pièce. Une voix sépulcrale, dont l’origine reste indéterminée, lui intime le silence.
« Il recommence son cirque », déclare Milan, avant qu’un crissement strident le force à obtempérer.
2.
MATRIOCHKA 14.5
Jean-Michel s’est réveillé avec un intense mal de tête, qui ne l’a pas quitté, tandis qu’il se rendait à son bureau, et l’a poursuivi jusqu’à présent. Ce n’est pas le jour pour cela. Aujourd’hui, c’est la signature du contrat avec les Norvégiens. Le jour le plus important de sa carrière. En arrivant, il a demandé à Mathilde de lui sortir le dossier pour vérifier encore les derniers détails. Celle-ci s’est exécutée rapidement, sans se départir de sa neutralité.
Tandis qu’il feuillette nerveusement les pages qui lui semblent remplies de données absconses, Jean-Michel se demande s’il a pu oublier un détail crucial. Si tout se passe bien, Tofal, son supérieur, s’attribuera le succès de cette signature, et montera d’un échelon. Jean-Michel pourra alors récupérer son poste. Si tout se passe mal, Tofal fera retomber le couperet un échelon plus bas et il sera viré. Il se prend parfois à rêver de cette perspective. Prendre la porte, ce serait aussi récupérer sa liberté.
Jean-Michel s’est toujours figuré qu’il pourrait être autre. Il a donné pour nom Milan à son double dynamique, aventureux, et séduisant. Un sourire de baroudeur sur un visage buriné par les éléments et les filles fondent devant lui et les hommes le respectent. Milan sait toujours quoi faire et ne marque jamais un temps d’hésitation.
« Ils sont là ! » Tofal vient de s’arrêter sur le seuil de son bureau et Jean-Michel se lève beaucoup plus vite qu’il ne le voudrait. Il se coule dans les pas de son patron jusque dans la grande salle de réception qu’ils ont choisis pour recevoir les Norvégiens. Ces derniers se sont installés dans le coin aménagé en petit salon qui donne à travers les grandes baies vitrées sur une vue imprenable de la ville. Il y a là Pysaan, le PDG du groupe, avec sa tête de brute, son secrétaire, le prototype de l’homme d’affaires, à la tenue et aux manières impeccables, et le chien du PDG, qu’il emmène partout avec lui, une bête à l’air intelligent. En les voyant arriver, Pysaan et son secrétaire se dirigent vers la table et y prennent place en même temps que Tofal et que Mathilde, qui distribue une copie à chacun du dossier finalisé.
Jean-Michel se dirige vers le bout de la table, où l’attend l’écran où vont être projetées ses diapositives. Alors qu’il s’apprête à commencer son laïus, il se rend compte que la présentation PowerPoint n’est pas lancée. La vie de ma mère, ce XXX de Windows, se dit-il intérieurement. Il n’a cependant pas le temps de paniquer : le secrétaire de Pysaan vient de prendre la parole. « Avant que vous ne commenciez, nous voudrions évoquer un petit point que nous aimerions modifier dans le contrat. »
Merde, se dit-il, ils sont en train de changer d’avis et ils vont mettre du gravier dans les rouages. C’est alors que la porte s’ouvre et qu’un membre de la sécurité, un jeune homme doté d’une forte carrure, leur dit de rester là où ils sont. Bien sûr qu’on va rester là où on est, pourquoi veut-il qu’on bouge ? En y réfléchissant, Jean-Michel réalise que le message délivré par l’agent est inquiétant par tout ce qu’il passe sous silence. Ce qu’il subit alors, il ne saurait le décrire autrement que comme un déchirement : il sent littéralement une partie de lui se raffermir et s’élancer vers la porte sous le regard estomaqué, voire légèrement émoustillé des spectateurs de la scène, et Milan s’élance au-dehors pour découvrir quelle est la source du problème. Une autre partie de lui se recroqueville sur elle-même et se rassoit sur sa chaise où il se recroqueville, les autres le fixant avec haine.
3.
MATRIOCHKA 8.0
Dans cette itération, il y a un moyen de revenir. En sortant du village attenant à l’usine, par la route qui fait un S en descendant vers le chef-lieu, il faut rouler une vingtaine de kilomètres jusqu’à voir un étang sur la droite. Juste après, un petit chemin de terre part sur la droite et au bout, il y a comme un mur d’ifs. En suivant les arbres vers la gauche sur une centaine de mètres, on peut trouver un espace entre deux arbres, annoncé par un grésillement qui n’a rien de naturel. Ce trou donne sur un tunnel qui s’enfonce progressivement dans le sol par une rangée de marches en béton. L’intérieur en est éclairé par des ampoules nues placées à intervalles plus ou moins réguliers. Le tunnel est plutôt long, bien que pour des raisons évidentes, il soit impossible à mesurer. De l’autre côté, il donne sur un local électrique désaffecté, au beau milieu d’un terrain vague dans le quartier industriel de B… Il y a une station de bus à un kilomètre et demi, et de là il est possible de revenir à JM en un peu moins d’une heure.
Il est aussi possible de partir sans endosser le rôle. En partant du siège de la compagnie, se diriger vers l’est jusqu’au croisement de la Bourse. S’approcher de la fontaine et y jeter une pièce puis revenir vers la tour en prenant la rue de R… Sur la gauche, un immeuble rose à encorbellements avec une étrange tête de gargouille en façade. Sonner à Jim Chanel, la porte s’ouvrira sur un couloir avec un escalier sur la droite. Continuer dans le couloir, et atteindre une porte où est inscrit le mot buanderie. L’ouvrir et descendre les marches. Un nouveau couloir, en béton brut, d’une longueur indéterminée, qui débouche sur un bunker antique situé au beau milieu d’une forêt vierge. Le chemin qui en part, même s’il est de moins en moins marqué faute de passage, mène à la petite ville de Y…, d’où il est possible de rejoindre tous les sites d’intérêt du côté M.
Les passages ne fonctionnent que dans un sens.
4.
MATRIOCHKA 0.01
– Tu es nouveau ici, pas vrai ?
– Comment tu le sais ?
– Sinon tu ne poserais pas cette question.
– C’est pas normal de demander comment s’orienter ?
– Si, bien sûr. C’est juste que la géographie est particulière par ici. Pour ne pas dire la géométrie. Il y a des changements d’échelle… qui surviennent subitement. Rapport au phénomène en cours.
– Quel phénomène ?
– Ici, c’est comme qui dirait l’endroit où arrivent les chutes.
– Les chutes ?
– Oui, le grand Niagara, tous les copeaux d’emboîtements qui n’ont pas été conservés ou qui ont sauté au moment de la fusion.
– Je ne comprends pas un mot de ce que tu dis.
– Oui, tout cela est nouveau pour toi. Te rappelles-tu comment tu es arrivé ici ?
– Non.
– Alors quel est ton dernier souvenir ?
– Je crois que j’étais… dans un bureau. Peut-être mon bureau.
– Non sûrement pas.
– Pourquoi ça ?
– Si ça avait été ton bureau, tu ferais sûrement pas partie des chutes.
– Moi aussi, je fais partie des chutes.
– Tout fait partie des chutes ici. C’est un dépotoir. Pour autant on ne manque de rien. Tu vois là-bas ? Dans ces entrepôts, il y a des stocks de tout. Et dans les stocks, il y a encore d’autres stocks. Et puis personne ne s’intéresse à nous. Il y a même certains personnages célèbres qui sont passés par ici pour se faire oublier. Ou se faire la malle.
– Et si j’en faisais partie ?
– Ah ah, j’en doute, mais je n’aurais plus qu’à te souhaiter bonne chance !
5.
MATRIOCHKA 0
(méfiance d’emboîtement – essayer de se tirer à l’écart)
Jean-Milan et Melhilde ont appris à ne pas s’approcher de certains points précis. Il vaut mieux parfois mieux passer par la fenêtre que par la porte, pour éviter les déclencheurs sur les seuils. Ne pas ouvrir certains tiroirs, certaines portières, certains placards. Rester à l’écart de personnages qui semblent perdus ou trop avenants ou maladivement curieux.
Ils ont fabriqué des frondes pour essayer de détecter les pièges en avance. Trop souvent, ils ont commencé un pique-nique à 10h pour se retrouver empêtrés jusqu’au cou dans une sombre histoire d’espionnage à Jakarta le soir venu. Des péripéties armées aux endroits les plus insolites, parfois il suffit de passer sous un fil électrique et mécanisme s’enclenche pour envoyer des twists dans toutes les directions, et le patient travail de déminage est réduit à néant pour 5 ou 10 itérations.
Ils ont adapté leurs comportements en conséquence, leurs tenues en conséquences. Casquettes vissées sur le crâne, imperméables, lunettes de soleil, postiches, faux accents – tous ces éléments combinés pouvaient parfois leur faire gagner de précieuses secondes avant que les agents chargés de les guider vers l’entonnoir ne réagissent.
Combien de courses poursuites pour leur échapper ? Combien de planques dans des endroits plus isolés les uns que les autres ont été éventées ? Pour autant Jean-Milan et Melhilde n’ont pas perdu espoir d’un jour pouvoir se libérer complètement. Ils ont obtenu des renseignements de la part d’un jeune trafiquant de stéroïdes, qui leur a indiqué qu’il existe une faille pour rejoindre la tanière du Grand Donneur d’ordre.
Seul un homme connaît le secret de cette faille. Un homme de confiance, surveillé par un homme à tête de brute et un chien de garde à l’aspect terrifiant. Ils doivent maintenant mettre au point un plan pour se rendre maîtres de lui et le faire parler. Sans provoquer un seul rebondissement.
6.
MATRIOCHKA -1
« Vous êtes les seuls à être parvenus jusqu’ici et j’aimerais pouvoir vous féliciter pour votre exploit, malheureusement je vais être obligé de vous tuer », leur dira l’homme que certains auront connu sous le nom de Tofal dans d’autres itérations.
« J’étais sûr que c’était lui », dira Jean-Milan à Melhilde, qui haussera les épaules. « Vous pouvez nous tuer si vous voulez, mais je veux que vous répondiez à une question. »
L’homme se redressera et lui demandera de poser sa question en croisant les bras sur sa poitrine. Il sera campé sur l’épais tapis trônant au nadir de son gigantesque salon, construit en gradins successifs chargés de décorations exotiques . Eux seront tout en haut, proches de l’entrée à double battant. Ce sera Melhilde qui posera « la » question : « Quel est la raison qui te pousse à provoquer tous ces rebondissements, Hareng rouge ? »
Alors ce serait lui, Hareng rouge ? Son rire sera tonitruant et diabolique. « La raison ? C’est ça, votre question ? Vous êtes ridicule ! L’aventure ! L’excitation ! Le mystère ! Il vous en faut d’autres ? Vous pensez qu’on peut survivre dans l’ennui ? Dans la routine ? »
Ils ne répondront pas. Hareng rouge appuiera sur un bouton et une série de canons automatisés sortiront de logements secrets et se pointeront vers les intrus. Ce sera alors au tour de Jean-Milan de se mettre à rire. Hareng lui demandera la raison de son hilarité et Jean-Milan lui répondra : « Je te connais, Hareng, même pour ta propre survie, tu serais incapable de te passer de twists. » Et il claquera des doigts. Une explosion retentira et soufflera l’intérieur de la pièce et projetant des débris partout.
Parmi les décombres, ils le retrouveront, du sang coulant entre ses lèvres figées en un sourire lointain. Melhilde se penchera sur lui. « Es-tu le vrai Hareng ? » Elle lui serra l’épaule, en le secouant doucement, et il reviendra à lui, une seconde, le temps d’élargir son sourire en une moue moqueuse. Juste avant de pousser son dernier soupir.
« Et merde ! » s’exclamera Jean-Milan, tout à sa frustration. « Tu penses que c’était le dernier ? »
« Lui ? » répondra-t-elle avec un air de doute. « Tu crois que ce serait le dernier rebondissement ? »
7.
MATRIOCHKA -322
Épuisés au point de ne plus se rappeler ni leurs noms, ni leurs origines, ni même leurs buts en marchant jusque-là. Les cernes noirs sous les yeux, la poussière de la route incrustée dans les rides et les pores de la peau. Leurs bouches desséchées, crevassées, leurs pas hésitants, frissonnants du désir de s’asseoir et de ne plus se relever.
Devant la porte, une longue hésitation, l’ouvrir pour encore découvrir un masque, un faux-semblant, une farce ricanante ? S’effondrer, fil de la patience coupé, et toutes lumières éteintes ? Pourtant la pousser, mus par une curiosité qui n’a pas pu s’abîmer totalement. Découvrir une autre tanière, plus richement décorée encore que les précédentes. D’immenses écrans offrant des vues en alvéoles sur toutes les itérations.
Au plus profond, passés les gardes curieusement figés, les couloirs de palace déserts et résonnant de tristes échos, le bureau du maître, son fauteuil, sa silhouette sombre, son sourire moqueur. Peut-être découvrir un jeu d’optique, s’avancer pour repérer le miroir.
Un miroir ? Sérieusement ?
8.
MATRIOCHKA – ???
Un cercueil rayonnant dans le noir de la lumière diffuse de ses écrans numériques. Des constantes affichées produisant des bips réguliers. Une lucarne offrant une vue sur le visage serein de Night Shyamalan.
illustration de miniature : Ponch