SirHill leur a donné rendez-vous à distance du site, dans un petit café que la pluie battante couvrait d’une aura triste. Les tables en plastique vert de la terrasse cliquettent et crépitent quand Mo entre, repérant le groupe attablé dans le fond, les yeux fiévreux se tournant vers lui dans un bel ensemble quand il s’approche d’eux. Il tire une chaise pour prendre place, tandis que le patron avançait vers lui, mais SirHill était déjà en train de lancer le mouvement.
– On attendait, il faut qu’on y aille.
Il se lève et Eve et Carlos à sa suite. PrunO met un peu plus de temps, il se met debout le souffle court, les lèvres bleues. Son visage lourd est agité de soubresauts.
– Ils sont tous défoncés, murmure-t-il à Mo en le retenant par la manche.
– Et toi ?
– Moi, je n’étais pas avec eux.
– Qu’est-ce qui t’arrive alors ? Tu as l’air plus mal en point qu’eux.
PrunO hausse les épaules.
– Je ne sais pas. Je ne me sens pas très bien. Je crois que j’ai de la fièvre.
– Pourquoi tu ne rentres pas chez toi ?
– Je veux voir.
L’étincelle dans ses yeux. Ils l’ont tous. Et Mo sait qu’il l’a aussi. Ce lieu, ils ont rêvé de le visiter. Ils ont retardé plusieurs fois leur visite, pour différentes raisons techniques, mais Mo sait qu’ils avaient purement et simplement peur d’y aller. Même des spécialistes comme eux, qui sont allés dans des lieux dangereux, mal fréquentés, ou branlants – des lieux où le plancher pouvait s’effondrer et vous engouffrer dans le néant. Seulement il y a cette excitation aussi – celle de pénétrer un lieu chargé d’une réputation véritablement sulfureuse. Avec des faits pour le prouver.
Les autres marchent devant tandis que Mo s’est calé sur le rythme de PrunO.
– As-tu un pressentiment, Mo ?
– Pas spécialement.
– Moi j’en ai un.
– C’est parce que tu es malade.
– Tu ne trouves pas ça bizarre, tous ces gens qui ont fait tant d’efforts pour entrer, juste pour mettre fin à leurs jours ?
– Pourquoi ils marchent si vite ? Je n’ai même pas pu leur parler. Qu’est-ce qu’il se passe avec SirHill ?
– Il est bizarre. Je ne sais pas ce qu’il a pris. Il a l’air à bout de patience.
Mo n’ose pas demander comment va Eve. Comme toujours, il a l’impression que cette question aurait l’air suspect. Et puis il n’y pense plus, la façade se profile, qu’il connaît par les images qui l’ont mené jusqu’ici, d’un gris de cimetière, d’un gris qui n’a jamais vu la lumière du soleil. Comme un uppercut dans ses tripes. L’appréhension fait une immense main qui l’agrippe et le force à marquer un temps d’arrêt. PrunO stoppe à son tour et se tourne vers lui, l’air anxieux. Mo voudrait lui dire, partons, tant pis, fuyons aussi vite qu’on le peut. Il sait qu’il ne le fera pas. Les autres les attendent devant l’entrée, enfin ils leur prêtent attention, et SireHill s’adresse à eux alors qu’ils franchissent les derniers pas qui les séparent.
– Qu’est-ce que vous attendez ? On ne va pas camper devant.
– Et toi, qu’est-ce que tu as ?, demande Mo, mais SireHill lui a déjà tourné le dos pour s’élancer vers la porte au bout de la volée de marches.
Mo fixe Eve et Eve s’agite doucement sous son examen, mal à l’aise. Eve pulse légèrement sous la pluie, elle brille sous la lumière grise, et il vient à Mo l’envie de la protéger, une nouvelle fois il veut partir, mais SireHill se retourne et leur dit « La porte est ouverte ». Derrière lui un des battants ouvert découpe un rectangle de nuit qui les appelle vers le gouffre.
– Allons-y, dit Mo, pour s’arracher à son état fébrile. En passant la porte, il découvre son dessin ouvragé, la croix sur sa vitre.
Eve passe juste derrière lui et lui demande dans un souffle s’il se sent bien. Il aimerait la prendre dans ses bras, il ne le peut pas.
– Oui, tout va bien, la rassure-t-il, en avançant dans le couloir qui se révèle moins sombre qu’il ne l’aurait cru.
De larges taches d’humidité couvrent les murs dont la peinture s’est écaillée, laissant voir de grandes fleurs de béton nu. Les autres ont tourné directement à droite et n’ont laissé que leurs voix fantomatiques derrière eux.
– Incroyable !
– Tout est nickel !
Mo pénètre à son tour dans une salle de classe dont les rangs alignés semblent attendre les étudiants. Des machines alignées sur le côté déploient les rébus de leurs commandes. Carlos s’est assis sur un des sièges pour contempler l’estrade au fond. SireHill est déjà à l’autre bout de la salle et sort par une autre porte. Derrière, PrunO et Eve n’ont pas l’air de suivre.
– Tu aurais aimé être vétérinaire ?, lui demande Carlos avec son accent chantant.
– Je ne sais pas. Je ne crois pas.
– Moi si. M’occuper des petites bêtes. Sauver les plus petits. Un jour j’ai récupéré un bébé rat comme ça, je m’en suis occupé.
– Et tu l’as gardé ?
– Je ne sais plus. J’ai oublié trop de choses et mon sang bout dans mes veines.
Concentré sur la machine devant lui, Mo met un temps à s’étonner de la réponse de Carlos. Le temps qu’il relève la tête, il ne le voit plus dans la salle. Il revient sur ses pas pour essayer de retrouver les autres, mais il ne voit personne. Il les appelle faiblement – les sons se coincent dans sa gorge. Il revient jusqu’à l’entrée mais ne voit rien dehors à travers la vitre sale.
Il repart explorer les lieux. Emprunte d’autre corridor qui lui semble bruisser d’une rumeur discrète, comme d’une mise en garde. L’abandon n’est pas ici synonyme de paix, ni de perte, ni de mélancolie. Il est encore d’un flux épais de substance, qui lui colle la langue au palais et rend sa peau poisseuse. Le bâtiment abritait auparavant une école vétérinaire, qui avait fermé depuis des lustres. Il avait été condamné, avant d’être livré aux rumeurs les plus folles : des jeunes gens avaient commencé d’y pénétrer, pour des raisons qu’il n’était pas difficile de deviner – curiosité, goût de l’aventure, envie de se retrouver isolés du reste du monde, et d’autres choses encore. L’un d’eux avait mis fin à ses jours. Puis un autre. Puis tout un groupe. La première fois dans l’école elle-même. Ensuite peu de temps après l’avoir visitée. Ensuite c’était devenu une épidémie, au point qu’à chaque suicide dans la région, il y avait toujours quelqu’un pour signaler que le gosse s’était rendu dans l’école.
La décision a été prise de démolir ces vestiges du passé. Non pas que les autorités aient cru à la possibilité qu’ils soient hantés, mais plutôt qu’elles aient prévu de profiter de la manne financière d’un terrain idéalement placé. Cette décision a forcé la main à son équipe et les voilà à leur tour dans l’école. C’est seulement maintenant, alors qu’il arpente les bureaux déserts du premier étage, que Mo se demande ce qu’ils pouvaient faire aux animaux entre ces murs. Les archives répandues à même le sol ou portant en équilibre sur des tables branlantes, lui révéleraient-elles, s’il prenait la peine de les éplucher, des horreurs pratiquées au nom de la science ? Est-ce que ce serait des choses dont ils auraient gardé la trace ? Sans doute que oui.
SireHill est devant lui soudain, et lui fait part de son excitation.
– C’est fantastique, je n’ai jamais vu ça, tu es déjà allé en bas ?
Mo lui répond « pas encore », mais SireHill ne l’écoute pas, il s’énerve parce que le bâtiment va être détruit, il dit que personne ne veut rien savoir, vraiment savoir, jamais, et la mémoire disparaît parce que les humains ont peur de leurs souvenirs et se jettent en avant parce qu’ils sont poursuivis par l’Histoire et… Mo est ivre de ses paroles, il s’est éloigné un peu pour découvrir une nouvelle pièce et il vient de tomber sur un taureau, une sculpture de bonne taille abandonnée, les pattes avant élevées dans les airs, la tête appuyée contre un mur, comme s’il était fatigué de tenir cette pose depuis des décennies. Il semble le symbole de l’épuisement des entreprises humaines – qui passe toujours par celui de ses prisonniers – qu’ils soient des bêtes ou des esclaves, des ennemis ou des inférieurs. Tous ils se doivent de servir de chair malaxée – sacrificielle – pour accompagner la sorcellerie qui fait briller chaque époque.
Mo entend un bruit derrière lui, quelques pas précipités. Est-ce que SireHill s’est mis à courir soudain ? Il crie un « Hé ! » timide et s’élance dans cette direction. Arrivé à l’escalier, il ne voit personne. En se penchant sur la rambarde, il aperçoit un tête plus bas. Était-ce Eve ? Il descend les marches silencieusement – son impression concernant cet endroit n’a fait que s’affermir au fil des minutes, et il a l’impression qu’une présence malsaine rode quelque part qu’il ne faut pas déranger. La cage d’escalier s’enfonce vers le sous-sol. Un panneau « Laboratoire » surmonte la première volée de marches. En bas, il pénètre dans plusieurs salles livrées à un désordre plus prononcé. Les produits chimiques sont répandus sur le sol, il y a comme un parfum de rage dans le traitement auxquels ils ont été soumis.
Est-elle fâchée contre lui ? Pourquoi l’a-t-elle évité ainsi ? Ou est-ce juste sa manière de s’inquiéter qui refait surface au plus mauvais moment, comme à son habitude ?
Ils sont allés dans un petit bar excentré, pour ne prendre aucun risque de tomber sur l’un des leurs par accident. Encore était-elle inquiète et lui a-t-elle dit plusieurs fois qu’elle ne pourrait rester, qu’il fallait qu’elle les rejoigne.
– Pourquoi ne viens-tu pas avec nous ?
Elle le lui a demandé du bout des lèvres, de toute évidence elle ne voulait pas qu’il se joigne à eux, mais il a eu la faiblesse d’y voir un signe encourageant. Elle l’apprécie toujours. Cela lui coûte de le voir et de ne pas pouvoir lui montrer son affection.
Il lui a pris la main et elle l’a serrée, un spasme d’animal, inquiet, avant de se dérober.
– T’arrive-t-il d’avoir cette impression que quelque chose de terrible va se produire ?
Il n’a pas répondu. Il s’est contenté de la dévorer des yeux, se retenant de se lever pour la serrer dans ses bras.
Il voudrait la prendre dans ses bras là, tout de suite. Il préfère ne pas penser à ce qu’elle lui a dit. À cette inquiétude qui plane dans l’air.
Ses pas l’emmènent un peu plus loin. Il est inquiet de ne toujours retrouver personne. Une nouvelle pièce le laisse stupéfait – il s’arrête sur son seuil sans oser y pénétrer. Il y a là des bocaux empilés sur des étagères, du sol au plafond, contenant des restes d’animaux sous toutes les formes, plongés dans des solutions liquides pour stopper leur dégradation. Des étiquettes identifient chacun d’entre eux – et pour ceux dont la face est encore visible, ils semblent porter, depuis les profondeurs, un regard songeur ou amer sur le sort qui leur est réservé.
Mo sent ses bras se couvrir de chair de poule, il sent que sa tête est prête à exploser. L’atmosphère est de plus en plus irrespirable, il y a comme une main appuyée sur sa nuque qui veut l’entraîner vers le sol, qui veut le plier face contre terre et lui faire demander pardon. Il recule, un peu sonné et continue le long du couloir, pour entrer dans une autre pièce au hasard. Il y découvre un porcelet qui nage, immobile, dans une solution de formol, cognant du nez contre la vitre de son bocal. La force qui lui fait bourdonner les oreilles semble émaner de lui, mais à mesure qu’il s’approche pour en avoir le cœur net, il réalise qu’elle vient plus exactement de derrière.
Il s’avance encore dans les travées, le sang bat contre ses tempes, ses jambes le portent à peine, il se demande ce qu’il fait là, pourquoi il continue, il se demande ce qu’il a fait jusque-là, quelle a été la forme qu’a pris sa vie et quel sens et pourquoi certains l’ont aimé et qu’est-ce qui leur a pris et quelle limite peut avoir la solitude et la colère qui en découle comme une boursouflure toujours gagnant en masse pour tout écraser quand les murs existent qui vous compressent et vous laissent hors du monde, hors de portée, hors le monde, hors de portée, une punition qui s’articule en tant de perspectives borgnes où se rejoue la scène d’un massacre terrible, et…
Ils ont crié tous très fort dans son dos en apparaissant de manière concertée, il a fait un bond qui l’a sorti de sa transe, il a fait un bond moins violent que son cœur, retombé de travers dans sa poitrine, il a cru qu’il allait y passer, il y avait Carlos et PrunO qui souriaient avec bonhommie, il y avait SireHill avec son air possédé qui lui tapait sur l’épaule et le félicitait, il y avait Eve qui s’attardait à lui souhaiter, lui souhaiter quoi ? Son anniversaire, ils n’ont pas oublié, ils sont désolés, pour cette frousse qu’ils lui ont fait, c’était un jeu innocent, ils se sont dit que l’occasion était trop belle, et la date tombait si bien, ils ont espéré qu’il leur pardonnerait, bien sûr, dit-il, tout ce que vous voudrez, pensait-il, il essayait seulement de ne pas pleurer, de ne pas s’effondrer, de leur cacher la profondeur à laquelle il avait atteint et dont il ne reviendrait pas.
Sur l’étagère la plus au fond, fugacement, comme un coup de burin en plein crâne, il l’avait vu, celui qui portait le scaphandre de haine, il n’était pas une légende, un masque de dieu et un œil aveugle qui le fixait obstinément, cette bouche difforme qui lui disait en un langage secret ce qui maintenant l’attendait.
Une partie de lui était restée là, n’avait pas remonté les marches, ni bu un verre avec ses amis, elle était ployée sur le sol, le nez dans la poussière, elle attendait le jugement d’une colère sans fin.
THE END
source de la vraie Urbex : https://tchorski.fr/5/veto-01.htm