Lundi, 18h

Au rayon fruits et légumes, une vieille dame hagarde m’a dit qu’elle revenait du rayon outillage et que des gaillards entreprenants s’étaient saisis de pioches pour creuser un trou dans la cloison et tenter de sortir par la force.

Lundi, 22h

Après plusieurs fausses routes, je suis enfin parvenu à rejoindre le rayon outillage. J’ai demandé mon chemin à un garçon à l’air sympathique qui a proposé de m’accompagner. Pendant que nous marchions, il m’a raconté qu’il avait perdu ses amis au rayon livres et me les a décrits pour savoir si je les avais vus, sans succès. Nous avons fini par rejoindre le groupe de bricoleurs qui avaient enlevé les étagères d’un rayon attenant aux tables de jardin, et empilé les sacs de terreau qu’elles contenaient sur le côté. Ils s’escrimaient pour agrandir un trou qu’ils avaient pratiqué dans la cloison mise à nu. Les hommes étaient surexcités, absorbés dans leur tâche au point qu’ils ne prêtaient pas attention à ce qui se passait autour d’eux et se relayaient en cadence pour attaquer à coups de pioche le mur sous-jacent.

« Il y a de la lumière derrière », a même crié l’un d’eux à la cantonade.

Et puis ils ont fini par s’apercevoir qu’ils avaient débouché sur le rayon boucherie, enfin une annexe, apparemment, qui contournait le rayon laiterie par le nord-est. Ils en ont profité cependant pour partager un saucisson au goût bien amer.

Mardi, 9h

J’ai dormi dans une tente au rayon bricolage avant de repartir quand mon réveil a sonné. Un des manipulateurs de pioche m’a dit qu’il allait se rendre vers le rayon conserves pour faire un stock, avant de s’aventurer dans les allées congélation. Il m’a demandé si je voulais l’accompagner mais j’ai refusé. Je lui ai dit que j’avais ma propre quête à accomplir.

 

 

Mardi, 11h

J’ai donné mon dernier billet à un magasinier pour avoir un tuyau sur le chemin à suivre. Il m’a dit de ne surtout pas suivre les indications officielles. « Elles sont toutes vérolées. Il y a des signes secrets. Cherchez les boîtes de tomates pelées. Elles sont disséminées à intervalles réguliers. Suivez-les jusqu’à la 17ème et là vous tournerez à droite vers l’électroménager. Vous trouverez ce que vous cherchez en continuant tout droit. »

Mardi, 15h

Était-ce la 16ème ou la 17ème ? Pourquoi n’ai-je pas vu les machines se profiler ? J’ai tourné quand même, faute d’avoir le courage de refaire le trajet dans l’autre sens. Plus tard, j’ai fait la connaissance d’une fille du même âge que moi, qui m’a raconté que plus au sud, un groupe s’était créé, au rayon cosmétique, autour d’un enfant autiste qui dessinait des cartes réalistes du mall. Les consommateurs se les arrachaient, dans l’espoir d’y voir se dessiner un chemin vers la sortie.

Mardi, XX

Ma montre n’a plus de batterie. Une nouvelle fois, en me demandant combien de temps j’allais rester bloqué ici, j’ai pensé à ceux du dehors. À celle du dehors. Est-elle restée dans la voiture ou m’a-t-elle suivi à l’intérieur ? J’aimerais revenir complètement sur mes pas pour vérifier, mais je sais que ce n’est pas possible. Je n’ai pas fait attention, pas au début.

Je demande à ceux que je croise comment atteindre le rayon électroménager, même si ce n’est pas celui que je cherche et je laisse la fatigue m’enfoncer dans l’absurdité.

Mercredi

J’ai dormi avec un groupe originaire de mon village. Nous étions contents de nous être rencontrés et nous avons partagé des histoires de l’ancien temps. Certaines de nos parents ou de leurs parents. Ils m’ont dit que l’atmosphère se dégradait rapidement dans le mall et qu’ils avaient vu certaines personnes en venir aux mains. Et les vigiles étaient intervenus, puis n’étaient plus intervenus du tout, ou pour se mêler aux disputes.

Ils m’ont dit que ce n’était pas prudent de se promener seul, et je savais qu’ils avaient raison, mais je n’ai pu me résoudre à accepter de me joindre à eux. Peut-être que si j’acceptais, j’admettrais que la situation est sans espoir ?

 

 

Jeudi (?)

L’éclairage au néon me fait perdre la notion du temps – et même de la réalité. J’ai croisé des bandes qui se baladent armées d’outils et de couteaux. D’elles émane une aura de colère et de violence, même si elles se contentent de défiler en bon ordre dans les allées les plus larges. Certains consommateurs qui passent comme des ombres me préviennent avec inquiétude ou excitation de la guerre qui se profile entre le clan Cosmétique et les hordes fromagères.

J’ai trouvé le rayon électroménager ! Un vendeur m’a alpagué tout de suite et a essayé de me fourguer une machine à café, et je lui ai demandé s’il était au courant de ce qui se passait. « Si je suis au courant ? Bien sûr que je suis au courant. Il y a une rumeur qui dit qu’il existe une sortie juste derrière le service après-vente et certains petits malins achètent des machines et les cassent pour pouvoir s’y rendre. Il n’y a pas plus de sortie là-bas qu’ailleurs, et ça a fait du grabuge. »

Alors pourquoi me vendre des choses ?, lui ai-je demandé. Il m’a expliqué que cela lui donne un but et que c’est important d’avoir un but dans un environnement hostile pour ne pas se désagréger. Je lui ai dit que j’avais un but aussi, il m’a souhaité bon courage dans ma quête.

 

(???)

Je suis parvenu à une section du mall où les rayons sont entièrement vides. Un silence glaçant règne dans les allées et j’en viens à regretter les bandes que j’évitais encore il y a peu. J’ai appelé autour de moi, mais personne n’a répondu. Je n’ai pu m’empêcher de m’aventurer plus avant pour voir si les allées restaient désertées.

Après une heure environ, je suis arrivé devant deux portes, gardées par deux vigiles. L’un d’entre eux me dit « cette porte est la sortie », l’autre, « non c’est celle-ci la sortie ». Un écriteau à côté d’eux indiquait que l’une des portes menait à la mort, l’autre à la sortie, et que l’un des deux gardes mentait tout le temps, l’autre disait toujours vrai. Je n’avais droit qu’à une question pour déterminer la bonne sortie*.

 

(???)

J’ai réussi ! Je suis passé ! Mais ma joie a été de courte durée : la porte menait vers un ascenseur direction le parking souterrain. D’immenses allées désertes m’y attendaient qui semblaient se déployer à l’infini.

J’ai essayé de remonter dans le magasin par l’ascenseur, mais celui-ci n’est jamais redescendu vers le sous-sol. Je continue donc d’errer dans le parking en espérant voir bientôt un panneau m’indiquant la sortie. Je commence à avoir faim.

Dire que j’étais seulement rentré pour acheter des chewing-gums.

*Solution de l’énigme

Soit A ment, B dit la vérité, porte 1, porte 2

Question : quelle porte l’autre garde me dirait de choisir pour sortir ?

Si la question est posée à A, alors il mentira sur ce que dirait B (qui aurait désigné la bonne porte), donc il suffit de choisir la porte opposée à celle désignée.

Si la question est posée à B, alors il dira la vérité ce que dirait B (qui aurait désigné la mauvaise porte), donc il suffit de choisir la porte opposée à celle désignée)