Le témoignage qui va suivre est, comme tous les documents répertoriés sur Bonne Ambiance, parfaitement authentique. Il raconte l’histoire d’un homme qui suite à un problème de santé (les règles du secret médical et du RGPD nous obligent à passer sous silence la nature vénérienne de celui-ci), décida de partir exercer une retraite dans le modeste manoir familial pour échapper aux âpres jugements qui s’appliquent sur ceux qui doivent marquer une pause dans le continuum de leurs brillantes carrières. Il ne savait pas qu’il allait mettre les pieds dans un terrible engrenage dont il ne ressortirait pas indemne.

Photo de la cabane de jardinier située à proximité du manoir
Je suis parvenu au manoir un soir de février. Cela faisait des années que je n’y avais pas mis les pieds – mes derniers souvenirs remontaient à mon enfance. À l’époque, je le trouvais gigantesque. En le revoyant avec mes yeux d’adulte, je dois dire que je l’ai trouvé tout aussi gigantesque. Pas étonnant que plus personne ne l’occupe. Il est parfaitement possible de se perdre pour aller aux toilettes. J’ai dû tracer des lignes au sol pour m’y retrouver. Mais au bout de 2 ou 3 jours, j’avais fini par trouver mes marques. Je commençais à me sentir mieux et à enfin retrouver une certaine paix d’esprit.
C’est à ce moment que les premiers événements étranges ont pris place. Un jour j’étais dans le salon, et je m’amusais avec un bilboquet que j’avais retrouvé dans la bibliothèque. Au départ simple façon de passer le temps, cette activité devint rapidement obsessionnelle. Après quelques heures, je me mis en tête que le bilboquet pourrait redevenir un objet tendance à destination d’un public jeune et blasé, notamment si on l’habillait aux couleurs de mangas à succès. Je passais quelques coups de fils et le lendemain, alors même que j’étais venu ici pour me reposer, mon entreprise de production de bilboquet avait déjà produit 20000 pièces floquées Naruto et One Piece qui s’écoulèrent en quelques jours à peine. J’étais multimillionnaire, à nouveau, mais je n’étais pas là pour ça – et je ne savais pas vraiment ce qui m’avais pris.

Ce bilboquet est réalisé à partir de One Piece de bois
Sur le coup, je mis cela sur le compte d’un accident. Après tout, mon talent naturel pouvait avoir pris le dessus sur mon envie de trouver l’apaisement. Seulement le lendemain, alors que j’étais dans la cuisine en train de cuisiner du panais, je me rendis compte tout à coup que ce légume injustement brocardé pourrait faire son grand retour si tant est qu’il fasse l’objet d’une campagne de communication adaptée. J’essayais bien de résister, mais rien n’y fit : quelques secondes plus tard, je parlais à mon chargé d’affaires, et une ferme de production de panais en hydroponie était déjà en route. Et puis je me dis que le produit se vendrait encore mieux aux couleurs de personnages de manga et cette collaboration me permit d’accroître encore ma fortune. Seulement… j’étais lessivé. Il avait fallu superviser tout le processus de production, engager des salariés sous-payés, des managers sous-payés, renvoyer les uns et les autres, parvenir à l’équilibre parfait où tout le monde travaillerait à 200 % de ses capacités, tout cela par téléphone. Je n’en pouvais plus.

Panuto, la fusion légume-ninja ultime
La troisième fois, c’était dans ma salle-de-bain. Une simple brosse pour le dos. Mais cette fois-ci, j’étais préparé. Je décidais de résister. C’est à ce moment qu’une petite voix se fit entendre dans ma tête. « N’as-tu pas envie de devenir riche ? » me demanda-t-elle.
« Je suis déjà riche, merci bien. »
« Mais si tu ne le fais pas pour l’argent, alors tu pourrais le faire pour le plaisir d’entreprendre. »
« Le plaisir d’entreprendre ? »
« Oui, prouve que tu es un homme ! Prouve que tu n’es pas un PROFITEUR de la société ! C’est la SEULE manière de s’affirmer et de servir son prochain ! »
Lorsque le processus de production de la brosse me laissa un peu de temps libre, je décidais de parler de mon problème à une personne de confiance, la seule en réalité à laquelle je pouvais faire confiance, et j’ai bien sûr nommé mon homme de confiance, Roger M. Lorsque je lui présentais mon problème, Roger n’y alla pas par quatre chemins : « Mon garçon, me dit-il avec sa camaraderie habituelle, j’ai bien peur que tu sois confronté à une forme particulièrement retorse de hantise. »
« De hantise ? »
« Sais-tu comment ta famille a fait fortune ? »
« Pas vraiment. »
« Eh bien, moi je sais. Et crois-moi, tu ne veux pas savoir. Seulement, ce genre d’actions n’est pas sans conséquences. Le manoir familial est certainement resté occupé par les démons du passé. »
« Qu’est-ce que je peux faire ? »
« Tu dis que la petite voix ne t’a pas proposé de signer un accord, un contrat, ou quoi que ce soit ? »
« Non. »
« Alors j’ai peut-être une solution. Mais je dois te prévenir, ça n’ira pas sans risque. Et la personne à laquelle je vais t’adresser risque de ne pas vraiment te correspondre. »
« Peu importe, Roger. Il faut que ça cesse. »
C’est ainsi que je fis la connaissance de Jérôme Piloche. Jérôme était un inspecteur du travail exorciste. Ou un exorciste inspecteur du travail. Les deux activités étaient aussi importantes à ses yeux, il les voyait même comme complémentaires. Je dois dire que lorsqu’il se présenta au manoir, je fus d’abord quelque peu effarouché par son style peu orthodoxe. Et ses manières ne firent rien pour me rassurer.

Affiche du Jérôme Piloche Work Exorcism American Tour 23-24 – bonne nouvelle : il reste encore des places !
« Où est votre fantôme ? »
« Un peu partout, j’imagine. »
Il soupira. « Écoutez, je n’ai pas de temps à perdre. J’ai des exorcismes à réaliser dans de nombreuses entreprises à travers le pays – les démons sont partout de nos jours. Il est très rare que je me rende chez un particulier. Mais j’imagine que vous avez le bras long, puisque me voici. Alors, dites-moi, c’est vrai qu’il ne vous pas offert de contrat de travail ? Où a eu lieu la possession ? »
« La possession ? En fait, il y en a eu plusieurs. Une dans chaque pièce où je me suis rendu. »
Il haussa les sourcils. Il semblait surpris par l’ampleur du phénomène. Il était arrivé avec une sacoche imposante qu’il déposa sur la table du salon où je l’accompagnais. Il en sortit un petit appareil qu’il promena partout.
« C’est un détecteur de web 3.0. Les entités en diffusent partout autour d’elles. Certaines laissent même des traînées entières de cryptos derrière elles, vous en avez vu ? Des traces blanchâtres, comme de l’ectoplasme. »
Je lui demandais de me suivre – dans un couloir proche de la cuisine, je lui montrais de nombreuses traces de cette nature. Son appareil se mit à crépiter précipitamment.
« Extraordinaire ! », s’exclama-t-il.
Il passa le reste de la journée à faire d’autres mesures, des repérages. Lors du repas du soir, il se montra cordial, enthousiaste à l’idée de commencer la procédure le lendemain. Il s’avéra être un compagnon de table agréable, et la conversation se poursuivit à bâtons rompus jusqu’à ce que nous nous déplacions au salon pour partager un cigare et un digestif. Alors que nous étions en train de rire de concert d’une innocente plaisanterie, il se figea soudain.
« Je viens de ressentir le désir pressent de commercialiser cette plaisanterie. »
« Moi aussi ! », m’exclamai-je avec enthousiasme, mais la lueur dans ses yeux me fit taire immédiatement.
« Il est dans cette pièce », murmura-t-il. Se levant alors brutalement, il s’écria soudainement : « Par le pouvoir du FMI, de l’OMC et des accord internationaux de libre-échange, montre-toi ! »
A ces mots apparut une forme sépulcrale dans la pièce, un vieillard ectoplasmique à la longue barbe, enroulé dans une étoffe claire.
« Qui es-tu ? », dit Jérôme.
Le spectre ne répondit pas – mais il ressemblait à mon arrière-grand-père, Jean-Urbain.
Voyant qu’il n’en obtiendrait rien de plus, Jérôme leva alors les bras devant lui en brandissant une faucille et un marteau miniatures, et en criant « Va de retro, entrepreneurias ! » Dans un sifflement très aigu, le spectre disparut, provoquant un souffle d’air qui nous enroula dans sa poigne l’espace d’un instant. Jérôme s’adressa à moi d’un air soucieux : « C’est un spectre puissant, nous devons agir sans délai. Retrouvez-moi demain matin à 6h dans la cuisine. D’ici là, enfermez-vous dans votre chambre et ne parlez à personne. »
Je suivis ses conseils à la lettre, passant une nuit agitée où les cauchemars me réveillèrent souvent. À 6h tapante, je le retrouvais dans la cuisine. Il me tendit une tasse de café fumant et me fit signe de le suivre dans le salon où j’eus la surprise de trouver des affichettes placardées sur tous les murs, et un cercle de chaises sur lesquelles trônaient une collection hétéroclite d’individus. Ils semblaient tous avoir connu des jours meilleurs et j’interrogeais l’inspecteur sur ce que tout cela signifiait.
« Je peux vous l’expliquer ! », dit-il avec enthousiasme. « Aux murs : des offres de bénévolat. Dans la pièce : une réunion déportée des alcooliques anonymes de la ville voisine. Je leur ai fait miroiter un petit-déjeuner gratuit dans un cadre bucolique, et ils n’ont pas hésité. »
Il m’expliqua ensuite qu’il avait préparé cet environnement pour repousser l’esprit qui hantait les lieux, ou au moins l’affaiblir. Le bénévolat comme la souffrance humaine étaient des domaines dans lesquels le commerce avait du mal à prendre et limiteraient grandement ses capacités. Hélas ! À peine 8h passées, une partie des présents s’enthousiasmait à l’idée de créer des armées de bénévoles pour nourrir une entreprise de ramassage et recyclage des déchets (« Plus de problèmes de salaire ! », hurlaient-ils). Un autre clan ne jurait que par le microcoaching pour aider les personnes en situation de dépendance à monter leurs propres entreprises de microcoaching, pour venir à leur tour en aide à des personnes en situation de dépendance pour qu’elles puissent à leur tour…
Nous fuîmes la pièce à toutes jambes. Jérôme marmonnait entre ses dents « Il est fort, il est très fort. Mais je n’ai pas dit mon dernier mot. »
Nous nous déportâmes dans une pièce que je ne connaissais pas, et que l’inspecteur avait trouvé au cours de ses explorations nocturnes. Un autre groupe nous y attendait, dont j’appris qu’il s’agissait d’une association historique dédiée à l’exploration des campagnes napoléoniennes. Cette coterie finit par essayer de nous fourguer des figurines d’époque – « authentiques ! » – et nous n’eûmes pas plus de chance avec le suivant, un groupe qui s’adonnait à la méditation transcendantale et qui nous vendit des stages de découverte de son soi intérieur du dedans.

Un soldat napoléonien remis au goût du jour, en conservant néanmoins l’esprit des grandes batailles de naguère – seulement 9,99 euros dans tous vos tabacs-presse
Nous nous barricadâmes dans la cuisine. Je voyais que Jérôme était atteint.
« Je n’ai jamais vu un esprit aussi fort. »
« Qu’est-ce qu’on peut faire ? »
« Laissez-moi réfléchir. Je vais trouver une solution. »
Je le laissais seul et pris mon chargé d’affaires au téléphone. Quand je revins, 3 heures et 28 millions d’euros plus tard, il me saisit par les épaules et me regarda droit dans les yeux.
« Je vais devoir tenter quelque chose de dangereux. Mais il va me falloir votre aide. » Après m’avoir exposé son plan, il me dit : « Si je ne reviens pas, dîtes à ma femme que je l’aime. »
« Vous êtes marié ? »
« Divorcé. Mais l’injonction d’éloignement ne s’applique pas à vous. »
Ce fut un moment principalement gênant. Et puis nous nous mîmes en route. Au lieu d’essayer de neutraliser l’esprit d’entreprise (le titre est enfin justifié, dieu merci), il se mit à hurler : « DÉFISCALISATION TOTALE ! DÉFISCALISATION TOTALE ! – OFFRE UNIQUE VALABLE SEULEMENT JUSQU’À MIDI ! »
Nous courûmes au dehors lorsque nous entendîmes le spectre se ruer à notre suite, arrachant les rideaux et claquant les portes dans la bourrasque qu’il soulevait derrière lui.
Je me jetais sur la moto qui était préparée dehors et Jérôme derrière moi. « Démarrez », m’intima-t-il, d’abord calmement, puis de manière plus pressante quand je ratais mon premier coup de kick. Puis nous fûmes en route. Jérôme continuait de hurler derrière nous. De temps à autre, il se félicitait que le spectre continue de nous suivre.
Après avoir roulé quelques kilomètres jusqu’à la ville de B…, nous arrivâmes enfin devant notre destination : au fond d’une petite rue, une toile blanche de chantier était tendue avec une porte en son centre. Je m’arrêtais dans un dérapage et Jérôme bondit vers la porte qu’il ouvrit à la volée. « C’est par ici », dit-il en se retournant, « aucun impôt pendant les 10 prochaines générations ! » Il s’engouffra à l’intérieur et la bâche claqua violemment à sa suite. Je courais derrière eux pour refermer la porte. À l’intérieur, le silence se fit d’abord, avant qu’un hurlement terrifiant ne vienne me glacer le sang.
Il avait réussi. J’attendais le cœur battant de voir s’il parviendrait à ressortir, mais personne ne vint ouvrir la porte. Qu’est-ce que la bâche cachait ? Une bibliothèque coopérative anarchiste. Le piège parfait. Absolument imperméable à la logique d’entreprise. Jérôme s’était engagé à faire signer au spectre, sous couvert d’un courrier de libération des prélèvements d’impôt, les conditions d’utilisation du lieu, qui le réduirait totalement à l’impuissance. Le risque courait cependant que l’esprit ainsi piégé se révolte et entraîne avec lui l’instrument de sa perte.

Une bibliothèque coopérative anarchiste peu avant l’arrestation de tous ses membres pour wokisme aggravé
J’éprouvais de l’empathie pour Jérôme, mais pas assez pour contacter son ex-femme. Quant à mon propre soulagement, il ne dura que le temps du trajet retour. Quand je rentrais au manoir, je découvris qu’il était devenu un hub de start-ups et de microentreprises – le désenvoûtement était intervenu trop tard pour empêcher la contamination à grande échelle, et Jérôme s’était sacrifié pour rien. Ce fut le moment où, face à l’ironie brutale de la situation, je décidais de sombrer dans l’alcool corps et biens.
Ce témoignage est dédié à tous les inspecteurs du travail exorcistes, ainsi qu’aux exorcistes inspecteurs du travail.