An 2027 – Suite à plusieurs tsunamis de messages indésirables IRL, le monde est devenu un gigantesque égout à spam à ciel ouvert. Pascal Praud est ministre de l’Intérieur et du HPI.
Seuls les plus forts survivent.
Les plus forts mentalement.
…
1.
Le jeune Werthers Original vient de rejoindre le Spamaboudjan, un brick qui s’élance fièrement sur l’océan du Net à la recherche de pirates et de monstres marins émetteurs de spams. Le navire est commandé d’une main de fer par le célèbre capitaine Accha, qui écume les flots depuis des temps immémoriaux.
Tu étais encore en train d’apprendre à épeler Amazon qu’il était déjà passé au métaverse, lui dit Gabin, un marin bourru qui lui sert d’instructeur à bord.
Le Spamaboudjan est parti de la Big Apple dans le sillage d’un gigantesque web crawler, qui ouvrait le chemin pour toutes les embarcations dans la mer de spams. Au loin, on pouvait voir les e-mouettes, qui le suivaient pour essayer de récupérer des chutes de data.
Le jeune Werthers a tout de suit été mis au travail : placé à un des postes de vigie, il doit guetter les flots pour repérer les hyperliens qu’il verrait sauter hors de l’eau.
Et ensuite ?
Ensuite, nous les suivrons. À l’envers.
Comment on fait pour suivre quelque chose à l’envers ?
Tu n’y connais vraiment rien, toi alors.
C’est mon premier jour.
Eh bien, de la même manière que le web crawler pose des marqueurs sur son passage, les hyperliens laissent des traînées derrière eux et si tu les suis, tu remontes jusqu’à leurs sources. Et de là, tu peux souvent tirer d’autres lignes. C’est comme ça qu’on parvient parfois à repérer une de nos cibles.
Werthers écoute ces explications avec grand intérêt ; il a beau être jeune, il a déjà connu toutes sortes de déboires, sentimentaux pour la plupart, qui l’ont laissé exsangue. Isolé de celle qu’il aimait – une jeune Wokiste qui lui a préféré sa tortue – au bord du suicide, il en était venu à vérifier la catégorie spam de sa boîte mail en espérant trouver dans ses spams matière à nouer contact.

Le jeune Wherters original, ou Werttrreer, selon l’IA, peu avant d’avoir le coeur brisé par une Wokiste
Si tu aimes tant les spams, tu n’as qu’à t’engager dans la Marina, lui avait alors dit son oncle, un entrepreneur au tempérament sanguin qui ne supportait pas ses tergiversations – et qui voulait accessoirement mettre la main sur sa part de l’entreprise familiale de bonbons au caramel insipides.
Werthers s’était dit après tout, pourquoi pas, et avait foncé au port pour s’engager dans les démarches nécessaires. La Marina était un lieu lugubre, la survivance d’une ancienne tradition oubliée, dans un monde où l’on avait cessé d’occuper les mers à cause de l’odeur de tous les poissons morts. C’était une sorte de boîte de nuit améliorée où l’on recrutait les requins aux dents longues et les piranhas aux dents aiguës pour se livrer à des beuveries douteuses durant lesquelles il ne valait mieux pas laisser traîner ses extrémités. Comme l’on s’y ennuyait quand même beaucoup, on aimait à s’y raconter des légendes du réseau, moitié pour se faire peur, moitié pour s’exciter. On s’acheminait parfois même au petit matin jusqu’aux quais brumeux qui résonnaient des inquiétants échos des spams hantant le large pour y guetter les courageux qui s’apprêtaient à embarquer pour aller chasser les bêtes légendaires.
Werthers avait peu goûté ces agapes, qui n’avaient fait qu’accentuer le vide qu’il ressentait déjà. À mesure que le temps passait, il voyait de plus en plus clair en ses camarades d’infortune : loin d’être familiers des flots comme ils le prétendaient, ils étaient des renards et des loups qui s’essayaient à des grimaces de mérous.
Pour autant, Werthers aurait pu rester pris comme eux dans le piège d’une attente infinie si une circonstance extérieure n’était pas venue lui forcer la main : les gens du SNU l’avaient retrouvé. Au fil des années, le SNU est devenu de plus en plus craignos. Quand on y chante pas à la gloire du Président, on essaye simplement d’y survivre à l’incompétence des organisateurs, gaz d’échappement renvoyés vers l’intérieur des cars, flaques d’huile dans les escaliers, strychnine dans les sandwichs. Tout ça par accident.
On peut plus rigoler.
Sa décision a vite été prise. Il est parti sans dire au revoir, sans se retourner sur le frisson frivole qu’il sentait dans son dos.
2.
Le voilà donc parti. En train de s’abîmer les yeux à scruter les flots brouillés. Gabin lui a dit que son quart durait 3 heures. Il aurait trouvé plus logique qu’il en fasse 4, mais il ne veut pas commencer à faire des suggestions contre-productives pour sa santé.
Quelques instants passent. Il est difficile de conserver son attention fixée sur ce paysage monotone de selfies de cosplayeurs et de vente en ligne. Il est en train de se frotter les yeux quand il croit discerner un reflet doré dans le lointain. Un instant, il pense avoir rêvé, ou créé ce scintillement dans son champ de vision par la friction exercée par ses pouces. Mais alors qu’il examine attentivement la surface trouble, le reflet réapparaît, une fois, deux fois, et tournant sur lui-même, il s’agite avec vivacité.
Werthers se rend compte qu’il ne sait même pas que faire en cas de détection : doit-il quitter son poste, pour prévenir un marin au plus vite, ou doit-il continuer de guetter le reflet pour ne pas perdre sa trace ? Ne tenant pas sous la pression, il décide de descendre chercher Gabin. Celui-ci n’est pas visible sur le pont et il doit s’enfoncer dans les entrailles du navire pour essayer de le retrouver. Il finit par le dégoter dans le réfectoire, où il est engagé dans des conciliabules avec d’autres marins à l’air patibulaire. Entre eux circule une gourde que Gabin lui propose quand il le voit approcher. À l’odeur forte qui s’en échappe et à l’expression du vieux briscard, Werthers évente le piège et refuse d’un signe de la main.
Allez, mon petit gars, tu verras, ce sera plus facile ensuite.
Les deux autres ricanent.
J’ai vu quelque chose.
On a tous vu quelque chose.
Les marins ricanent à nouveau.
Au large.
Comment ça, au large ?
Le visage de Gabin s’est comme allongé sous le coup de l’inquiétude.
Qu’est-ce que tu as vu au large ? Tu ne pouvais me le dire plus tôt ?
Il s’est levé d’un coup et l’a précédé pour remonter au pas de course sur le pont. Ensemble ils se mettent à scruter les dataflows depuis le poste de Werthers. Il n’y a plus trace du reflet. L’excitation qui avait commencé à saisir le jeune Werthers s’est figée en un caillot glacé au creux de ses reins. Imaginant la punition à laquelle il sera soumis si Gabin croit qu’il lui a menti, frustré d’une possible injustice, il sent l’appel de la mort une nouvelle fois en lui. Il se dit qu’il devrait consulter.
Gabin est en train de maugréer en jurant dans sa barbe engluée de data par l’air marin – on dirait qu’il porte un collier de pâtes alphabet réalisé par un enfant en classe de CP pour la fête des pères.
J’ai bien l’impression que tu as imaginé ce reflet. Si tu es du genre à devoir inventer des choses pour te rendre intéressant…
Inventer quelles choses ?
La voix sépulcrale les a saisis alors qu’ils redescendaient à tâtons dans le noir naissant l’escalier étroit du poste de guet. Derrière Gabin figé comme une statue de sel, le cou raide d’éviter de se retourner, Werthers découvre en tournant la tête une grande silhouette longiligne, dont la maigreur apparente ne diminue pas la puissante aura maléfique.
Le gamin a vu quelque chose là-bas au large. Peut-être un hyperlien, mais je pense qu’il l’a imaginé.
La silhouette reste immobile, et eux avec elle, pendant un très long moment. Alors que le navire avance dans un léger crissement en ouvrant devant lui la mer, les reflets pâles du ciel nocturne se déplacent sur les planches du pont jusqu’à balayer l’homme figé comme une statue. Werthers découvre avec horreur ses traits pétrifiés, les pommettes osseuses et les yeux écarquillés comme ceux d’un troll shit-postant depuis 4 jours non stop son amour d’Elon Musk sur X. Il semble dévoré par une obsession intérieure qui ne lui laisse aucun répit – capable d’emporter avec lui le monde entier dans sa folie.

Le capitaine Accha entre deux séances de shit-post
Allez voir le barreur avec ce jeune homme à l’air mélancolique et dites-lui de changer le cap à l’est.
Capitaine Accha, ne pensez-vous pas… que…
Gabin ne finit pas sa phrase. La peur lui a coupé le sifflet. Le capitaine s’est légèrement tourné vers lui, sans pour autant exactement lui accorder son attention. Ils restent tout deux figés comme des statues dans la brise de data qui parcourt le pont sans relâche.
Allez-y, finit par dire Accha, étonné que son ordre n’ait pas encore été exécuté, comme si le marin n’avait pas même ouvert la bouche.
3.
Werthers ne pensait pas faire la connaissance du capitaine sous ces augures pressés. Il court presque à la suite de Gabin, qui se dirige vers la barre installée en surplomb sur le gaillard arrière.
Rapidement le bateau entame sa lente courbe vers l’est et les marins sont appelés en nombre sur le pont pour déployer plusieurs mégaoctets de voilure supplémentaire.
L’agitation sur le pont laisse bientôt place à une attente tendue. Ils sont 5 maintenant installés aux postes de vigie ou suspendus au mat à guetter anxieusement l’horizon. Il ne se passe rien pendant un long moment et l’excitation collective semble retomber peu à peu, ouvrant la voie à une déconvenue qui enverra chacun avoir recours à son propre poison pour oublier ce temps immobile qui dévore instagrammément la patience de tous.
Et puis un bras se lève dans les bastingages. Il montre une direction bien plus au sud – le lien a apparemment dévié de sa course. Un autre le rejoint, puis un autre, et bientôt tout le monde le voit qui fait des bonds rapides en disparaissant dans le lointain.
C’est une sacrée bête, murmure Gabin à l’adresse de Werthers. Le vieux marin s’est fait plus doux avec son apprenti, qui lui permet de tirer une partie de la gloire d’avoir été à l’origine de la découverte.
Les guetteurs ont repéré la piste de la traînée laissée par le monstre et le barreur est déjà en train d’accomplir le demi-tour pour en suivre le cours. Le chef de quart crie ses ordres à l’entour pour redistribuer les tours de garde. Les hommes vont et viennent en souriant, heureux que leur équipée ait trouvé un nouveau but.
L’ambiance est bien moins joyeuse quelques heures plus tard. Werthers ne comprend pas pourquoi et c’est encore Gabin qui vient à sa rescousse.
Nous nous sommes beaucoup éloigné du crawler… et cette partie des mers du Net n’est pas très bien famée… ce qui veut dire que nous avons peut-être affaire à un gros poisson.
Les marins qui l’entendent font un signe discret pour se protéger du mauvais sort.
Il est vrai que l’atmosphère autour d’eux a changé. Le navire fend maintenant une brume épaisse qui se referme sur son passage pour l’enrober dans un cocon poisseux. Des sons étranges se font entendre, comme des murmures qui plongent Werthers dans un état second.
Fais attention à toi, petit, lui dit Gabin. Surtout ne leur réponds pas.
Werthers met quelques instants à comprendre d’où vient le danger. Sur le pont, des formes sont en train de se matérialiser, des spectres presque translucides qui se dirigent immédiatement vers les marins impuissants.
Vous êtes impuissants ?, demande l’un d’eux dans un murmure en s’approchant de Werthers. J’ai ce qu’il vous faut. Du Viagra à prix cassé, -70 % ! Je suis sûr que votre bonne dame aimera ça, vous durerez toute la nuit, c’est moi qui vous le dit.
Le spectre ne cesse de lui faire des clins d’œil lubriques en lui bourrant les côtes de coups de coude indolores mais salissants – il sent son flanc se recouvrir de pulpe ectoplasmique dont l’odeur écœurante lui soulève le cœur.
Un autre spectre s’est rapproché et lui déclare tout de go que les identifiants de son compte bancaire ont été compromis et qu’il peut l’aider à les changer – mais il faut qu’il agisse immédiatement. Celui-ci porte des lunettes et une cravate, et essaye de se donner des airs sérieux.
Du coin de l’œil, Werthers capte cependant un spectacle bien plus fascinant : en plein centre du pont, des spectres d’un autre genre encerclent le capitaine, des femmes dénudées, qui prennent des poses suggestives et lui proposent de les rencontrer dans sa région. Accha ne bronche pas, il reste droit comme un I, contemplant l’horizon comme si de rien n’était.
Il admire le courage du capitaine, d’autant plus qu’il se sent lui-même sur le point de craquer : le doute a déjà commencé de ronger son esprit – et si le mot de passe de son compte avait vraiment été craqué ? Il n’aurait pas dû choisir 01010101. Au moment où il va ouvrir la bouche pour demander l’aide de ce spectre à l’air crédible, une violente gifle le sort de sa transe. Il tourne un visage étonné vers Gabin qui le secoue par les épaules en lui disant de résister à sa peur.
NE L’ÉCOUTE PAS !, hurle-t-il en lui soufflant son haleine nauséabonde au visage. IL N’EST PAS BIENVEILLANT !
Werthers a tout juste le temps de voir les spectres commencer de s’estomper avant de tomber dans les vapes, nerveusement épuisé.
4.
Il reprend conscience sur sa couchette, les tempes battantes. Il comprend rapidement qu’il a été entravé.
Gabin est à son chevet, et relève la tête en l’entendant gémir.
Te voilà réveillé. On a dû t’attacher pour ne pas que tu te lèves pour aller retrouver les spectres. Ça s’est déjà vu.
Gabin s’escrime à dénouer ses liens. Werthers se relève douloureusement.
Que m’est-il arrivé ?
Nous avons traversé un nuage de spams très concentrés et tu t’es fait happer.
Werthers doit laisser apparaître son trouble, puisque Gabin s’empresse d’ajouter : ne t’inquiète pas, ça arrive à tout le monde au début.
Ça t’est arrivé aussi ?
Le regard de Gabin se trouble et il garde longtemps le silence, son visage raviné traversé par un maelström d’émotions.
C’était il y a bien longtemps, finit-il par dire. J’étais un jeune matelot, tout comme toi aujourd’hui. Un spectre est venu me voir en me disant que j’apparaissais dans une vidéo rigolote sur Facebook.
Mais… il n’y a pas de vidéos rigolotes sur Facebook.
Maintenant, tout le monde le sait, mais à l’époque… et puis, le spectre avait pris l’apparence d’un de mes amis. Je l’ai suivi. Il m’a infecté. Et j’ai ensuite donné ce virus à d’autres matelots. À ma famille. Ma femme a cru que je l’avais trompée avec une prostituée et m’a quitté. Mes enfants ont cessé de m’adresser la parole. Mon chien s’est mis à aboyer quand il me voyait. Le bateau sur lequel je naviguais fut mis en quarantaine – et j’étais moi-même ruiné, sali, traité comme un pestiféré.
Qu’est-ce que tu as fait ?
Moi ? Je n’ai rien fait. C’est le capitaine Accha qui est venu à ma rescousse. Comme il est venu à la rescousse de chaque marin ici, à un moment ou à un autre. Il est venu me chercher, au fond du vil troquet où je noyais ma peine. Je me suis recroquevillé sur mon siège – je pensais qu’il était venu mettre fin à ma misère. Il s’est tenu au-dessus de moi à m’observer pendant un long moment, avant de me dire : ton spam est imposant, mais je peux t’en débarrasser. Alors je me redressai et il me fit son laïus. Il me donna le choix. Et j’acceptai. J’aurais tout fait pour échapper à cette malédiction. Et grâce lui soit rendue, j’en ai été libéré.
Comment a-t-il fait ?
Il a sorti une crème aux NFT naturels qu’il a appliquée sur ma peau et qu’il m’a fait boire dans une décoction sans sucres ajoutés. J’ai été malade pendant deux jours, tellement malade que j’ai cru que j’allais mourir. Je passais mon temps à vomir de la substance ectoplasmique, des bouts de code, et du jambon en boîte.
Du jambon en boîte ?
C’est la substance dont sont faits les spams.
Qu’est-ce qu’il t’a dit ?
Qui ça ?
Accha. Quelles étaient les conditions d’Accha ?
Les mêmes que les tiennes.
Je suis là comme intérimaire.
Tu n’as pas été confronté au choix ?
Quel choix ?
Werthers croit voir Gabin blanchir.
Ce n’est pas possible. Il doit y avoir une erreur.
Si si, c’est possible.
Personne ne t’a demandé si tu renonçais à tes droits numériques pour suivre Accha jusqu’au bout ?
Ah non.
Merde. Je vais aller voir le lieutenant des RH immédiatement.
Laissé seul, Werthers se lève de sa couche et s’habille. Il est un peu inquiet de ce que lui a dit Gabin, même s’il ne voit pas bien la différence que cela peut faire. Les gens de l’agence d’intérim n’avaient pas l’air de s’inquiéter de la manière dont il serait reçu, ni de son consentement à quoi que ce soit. D’une manière générale, ils n’avaient pas l’air de s’inquiéter. Plutôt de s’ennuyer.
Sur le pont, la vue est de nouveau dégagée pour suivre la ligne qui s’enfonce juste sous la surface du data vers une zone recouverte d’immenses nuages noirs menaçants. Les marins affichent des expressions tendues en contemplant ce secteur.
Werthers voit Gabin revenir vers lui accompagné d’un homme à la tenue élégante et au port altier. Ils s’arrêtent devant lui et le considèrent attentivement un instant. C’est Gabin qui finit par s’adresser à lui.
Tu n’as pas signé un contrat d’engagement avant de monter à bord ?
Pas que je sache.
Gabin se tourne vers l’homme qui secoue la tête pensivement, en caressant sa petite moustache.
Je vais préparer un contrat provisoire, dit-il.
Vous n’allez rien préparer du tout.
Cette voix sépulcrale… ils se tournent tous pour voir le Capitaine Accha les considérer d’un air mécontent. Le capitaine semble avoir un don pour arriver dans le dos des gens.
Lieutenant, cet homme n’a pas été affilié, pouvez-vous m’expliquer comment il s’est retrouvé sur ce bateau ?
Je peux vous expliquer.
Vous savez quoi ? Je ne veux pas de vos explications. Matelot, mettez cet homme aux arrêts. Il aura à se justifier auprès des autorités de régulation du net.
Monsieur, laissez-moi une chance !
Il n’y a aucune place pour l’erreur sur ce bateau, Lieutenant et vous le savez.
Tandis qu’il est emporté par deux solides marins, l’homme continue de se caresser la moustache avec nervosité, encore incapable de comprendre ce qui est en train de se produire. L’émotion finit cependant par se lire dans la déformation que subissent ses traits. Il se met à résister, tendant les bras vers son juge.
S’il vous plaît… s’il vous plaît, Capitaine.
Le Capitaine Accha s’est désintéressé totalement de son sort en lui tournant le dos. À Werthers, il dit ceci :
Quant à toi, mon garçon, tu te retrouves nu comme au premier jour. Et nous n’avons pas le temps d’organiser ton recrutement formel.
Il ramène son profil osseux vers l’horizon et tous contemplent l’orage qui vient.
Préparez-le du mieux que vous pouvez. Et bâillonnez-le.
Après que le capitaine a disparu, Werthers se retrouve avec des dizaines de questions à poser à Gabin, mais celui-ci lui dit qu’ils n’ont pas le temps.
Nous allons bientôt arriver à porter de voix des sirènes.
Des sirènes ?
Tu comprendras bien assez tôt, crois-moi. Même avec les boules de cire, tu les entendras.
Mais pourquoi est-ce que c’est si grave que je n’aie pas donné mon accord ?
Le Lieutenant Jenkins a commis une faute terrible. Nul n’est censé monter à bord sans accepter les conditions générales d’utilisation. Et maintenant, assieds-toi dos à ce bastingage et mets-toi ça dans les oreilles.
Avant je veux savoir à quoi m’attendre.
Gabin s’apprête à le rabrouer mais il semble voir que le gamin est déterminé. Il commence à lui raconter que le Spamaboudjan n’est pas un bateau ordinaire. Il se différencie des autres par l’obsession de son capitaine. Quelle obsession ? Accha veut faire la peau à Moby Dick. C’est la seule chose qui compte à ses yeux. Quoi, tu ne connais pas Moby Dick ? Moby Dick est une légende dans l’océan des spams, sans doute le plus puissant d’entre eux. Sans doute le plus grand enlargisseur de pénis jamais promis de mémoire d’homme. Accha est tombé dans son piège quand il était jeune, et il y a perdu quelque chose d’important. Ça n’avait pas été un échec, mais on ne pouvait pas non plus dire que ça avait marché, lui résume Gabin. Depuis lors, il s’est désintéressé de tous les autres spams pour ne chasser que celui-ci. Rien d’autre ne l’intéresse. Et il fait jurer serment à tous ses matelots de lui obéir aveuglément et de le suivre sur toutes les mers du Net jusqu’à ce qu’il ait accompli sa terrible vengeance. Et la piste que tu viens de trouver remonte dans la zone où il a son terrain de chasse, dans la mer Noire du web, par laquelle on pénètre par le détroit du Faux profond.
L’inquiétude qu’il peut lire dans les yeux de Gabin ne fait que s’ajouter à celle du jeune Werthers. C’est vrai qu’ils auraient pu le prévenir, à l’agence d’intérim.
6.
Il s’est retrouvé attaché une nouvelle fois, les oreilles bouchées à la cire et la bouche bâillonnée. Il a pu voir ses camarades se livrer aux préparatifs qui présidaient à la traversée du détroit. Ils s’attachaient les uns les autres, en prenant un soin particulier avec le capitaine lui-même, seul homme à rester libre de ses mouvements à la barre, enchaîné debout.
Les bouchons donnent une consistance surréelle à leur progression, tandis que le cœur de Werthers se fait pressant à chaque battement sourd qui tape à la porte de son crâne. Soudain, il entend une note diffuse, qui se précise bientôt. Un chant entraînant qui lui rappelle les fêtes de fin d’année. Il se dit qu’il devrait acheter des cadeaux pour sa famille. Puis il se rappelle qu’il n’a plus de famille, à part son oncle, qui n’a pas hésité à l’envoyer vers une mort certaine. En même temps, c’est toujours bien de faire des cadeaux à ceux qu’on aime. Et avec le genre de réductions qu’ils sont en train d’annoncer, ce serait fou de ne pas en profiter. David Hasselhoff s’est déplacé lui-même pour lui vendre un scooter des mers. Certes, il ne va pas souvent dans les stations balnéaires, mais ce serait vraiment le kif une fois sur place. Il essaye de saisir la main tendue de David et commence à gémir quand quelque chose semble l’en empêcher.
Ne vous énervez pas.
Il se tourne pour découvrir d’où vient cette nouvelle voix. Il a la surprise de découvrir Margot Robbie.

David et Margot sont irrésistibles
Je vous trouve très séduisant, vous savez. Si seulement vous aviez l’application Ok Coupon pour que nous puissions discuter.
Ok Coupon ?
Oui, c’est une application de rencontre qui permet aussi d’obtenir des réductions extraordinaires sur tout un tas de produits, c’est génial, non ?
Il réalise qu’il a besoin de cette application tout de suite, mais rien n’y fait : un nouveau gémissement muet s’échappe de sa bouche.
7.
Werthers a l’impression de passer son temps à entrer et sortir de rêves et de visions, sans vraiment pouvoir s’accrocher à une quelconque continuité – un peu comme lorsqu’il était dévoré par la passion, mais il est maintenant délivré de la passion, dieu merci. Il peut délirer avec beaucoup plus de sérieux. Et délirer, il a pu : la traversée du détroit a été une longue souffrance ininterrompue, une frustration marquée au fer rouge dans son cerveau de consommateur. Les personnalités ont été nombreuses à le visiter et à le mettre à la torture l’une après l’autre, et tandis qu’il subissait ce manège sans fin, il s’est rendu compte peu à peu du regard insistant qui restait fixé sur lui. En tournant la tête, il a découvert dans le lointain, presque à l’autre bout du monde, ces deux yeux brûlants de rage et de détermination, deux yeux dont il a le sentiment qu’ils pourront le suivre jusque dans la tombe.
Le temps s’est légèrement éclairci alors que le navire débouchait sur la mer Noire et les voix se sont tues. Tous les marins ont été détachés par le Capitaine Accha, qui semblait bien moins éprouvé qu’eux. Quand il s’est penché sur lui, Werthers a pu sentir son odeur de vieux parchemin moisi, matinée d’un parfum plus obscur, qui lui a donné l’impression qu’il allait se noyer dans un étang solitaire. C’est à ce contact qu’il a ressenti – plus qu’il ne l’avait compris jusque-là – à quel point l’obsession du capitaine l’a plongé dans la folie.
Après cette violente tempête, le calme qui règne désormais a quelque chose d’inquiétant. Le capitaine a réussi à conserver la trace de la ligne que le Spamaboudjan suivait. Celle-ci s’est épaissie, rejointe par d’autres dans sa course. Les marins qui s’en sont aperçus ont murmuré quelques mots abscons qu’il n’a pas compris. La rumeur s’est cependant répandue sur le bateau : Moby Fucking Dick. Avec un nombre d’hyperliens aussi imposant, les marins désormais en sont sûrs et, ne sachant s’ils doivent s’en réjouir ou s’en inquiéter, ils ne cessent de guetter leur maître d’œuvre à la dérobée, comme si celui-ci, d’un geste, pouvait leur indiquer que penser.
Le capitaine ne leur prête aucune attention. Il ne quitte pas des yeux la ligne qui les guide. Son visage s’est creusé au point de laisser deviner l’entièreté de son crâne. Ses mains sont tellement crispées sur la barre qu’il semble impossible de les en détacher – elles semblent faites de bois, comme si elles faisaient partie intégrante du bateau.
Il reste ainsi toute la journée, et peut-être la nuit, sans manger ni boire, tendu vers son but. Les marins finissent tous par se laisser gagner par cette focale unique et Werthers avec eux. Ils accomplissent leurs tâches avec la précision de CPU 138 cœurs, déployant les voiles au maximum pour augmenter la vitesse – même si cela fait courir plus de risques d’accrocher les rochers de data souillés qui affleurent parfois à la surface. L’impatience d’atteindre à une résolution est partagée par tous.
Ils l’aperçoivent pour la première fois peu avant la nuit. Une immense masse dont l’apparente lenteur est démentie par le fait que le bateau arrive à peine à suivre son rythme. Le capitaine donne des ordres secs pour déployer à fond toute la voilure, le vent fibreux s’engouffre dans les voiles en les gonflant à craquer, faisant crépiter les mâts comme s’ils allaient s’effondrer. La poursuite se prolonge dans la nuit, où des matelots se couchent sur la proue avec des torches pour veiller aux changements de trajectoire du monstre, criant des instructions répercutées le long du pont en échos sépulcraux jusqu’au capitaine à la barre. Un froid glacial se fait sentir qui fait claquer des dents tous les marins.
Sur cette eau, personne n’a plus d’amis, commente Gabin d’une voix presque éteinte à Werthers.
Le soleil rasant du petit matin donne une autre ampleur au monstre qu’ils pourchassent. Ils se sont rapprochés pendant la nuit et voient maintenant ses formes démesurées. Sur son flanc parcouru d’horribles veines violettes, un tatouage écrit en lettres gothiques proclame : « Get a dick the size of an angry mob ! ». Il est accompagné d’un dessin stylisé de baleine adressant un clin d’œil équivoque à la ronde.

Moby Dick sort parfois la tête de l’eau
Moby Dick sort parfois la tête de l’eau pour projeter au-dessus de lui une immense gerbe laiteuse qui célèbre sa puissance sans pareil, en émettant un hululement rauque qui donne plusieurs fois des frissons à Werthers. Il réalise qu’il ne s’est pas inquiété jusqu’à présent de la méthode qui serait employée pour venir à bout de la bête, dont la puissance ne semble avoir d’égale que la rage aveugle et l’envie de détruire tout ce qui se mettra sur sa route.
On va utiliser le canon à injonction légale, lui dit Gabin.
Qu’est-ce que c’est que ça ?
C’est ce que tu vois là. Ça balance un énorme harpon. Une fois planté, il notifie Moby Dick qu’il opère en toute illégalité et qu’il doit cesser immédiatement.
C’est ça, votre méthode ?
Non, mais au regard des lois internationales, franchement, il est mal.
Et tu as l’impression qu’il en a quelque chose à foutre des lois internationales ? Combien de monstres vous avez arrêtés avec ça ?
Pas beaucoup. Mais on a aussi quelques armes plus traditionnelles. Des gaffes à virus et des filets à protocoles. Avec ça, on peut le mettre en quarantaine.
Ça m’a l’air un peu léger.
Mais qui est le jeune Werthers, pour avertir ses camarades du danger ? Qui le croira ? Il regarde avec impuissance le Spamaboudjan se rapprocher de sa proie, enfin de sa cible, enfin de l’objet de son courroux légal. Moby Dick a moyennement l’air impressionné par l’esprit de vengeance d’une société où, je le rappelle en tant que narrateur omniscient, Pascal Praud est ministre de l’Intérieur et du HPI.
Le terme tragique de cette poursuite se présente en même temps que le soleil pointe à son zénith. Après un dernier chassé-croisé qui évoque un pas de tan(CS)GO, le harpon vole vers le monstre marin qui pousse un mugissement aussi surpris que blessé, ressemblant à s’y méprendre à son mugissement content/productif. Il se retourne et revient vers le bateau qu’il éperonne violemment avec un bruit mou vaguement écœurant, faisant craquer la coque sous son poids. Les marins sont pris d’une vague hésitation en entendant ce grand craquement lugubre, mais la rage du capitaine les tient. Celui-ci a complètement changé d’attitude, délaissant son port de statue glacée pour donner des ordres tous azimuts, harcelant ses hommes pour qu’ils fassent jouer les gaffes et les filets afin de contraindre la course du monstre. Plusieurs d’entre eux sont emportés dans la lutte qui s’ensuit, certains poussant des hurlements saisissants, d’autres disparaissant dans un silence bien plus terrifiant encore.
Une poignée de marins s’est jetée vers la cale, pour essayer de parer à d’éventuelles fuites, parmi lesquels Gabin. Werthers, dont le nom de famille est Original, reste pourtant figé dans l’indécision, grelottant de froid. Il voit remonter son mentor quelques secondes plus tard, blanc comme un linge et s’approche de lui pour voir de quoi il retourne.
Nous sommes fichus, lui dit-il. Il y a un trou gros comme un Pokémon troisième génération dans la coque.
À l’appui de ses mots, de nouveaux craquements sourds se font entendre, et le pont se met à pencher dangereusement. Accha n’en a cure. Moby Dick est maintenant éperonné et ramené près du navire, et le capitaine, sabre au clair, s’avance comme un somnambule jusqu’au plat-bord et se jette sur le dos de la chose, en y plantant sa lame aussi profond qu’il le peut. La bête se rebelle encore envoyant un dernier grand coup de q*** qui submerge le pont d’une énorme lame de data corrompu. Le bateau semble renoncer au peu de balance qu’il lui reste avec ce dernier affront, et accompagné d’un nouveau craquement lugubre bascule en avant vers le fond, emportant le monstre et Accha avec lui – Werthers peut voir son visage déformé par une forme d’extase morbide et ses yeux… ses yeux qu’il n’oubliera jamais.
Tous les marins plongent dans la mer Noire, essayant tant bien que mal de trouver quelque chose à quoi s’accrocher. Werthers a la chance de tomber sur un vieux bout de poutrocole HTTP qu’il serre de toutes ses forces alors que les grandes vagues de data le poussent vers l’inconnu. Il prie pour que les requins rôdant à l’entour aient pitié de lui, vu qu’il n’a pas son portefeuille.
8.
En rentrant, Werthers a été décoré de la Légion d’honneur – il s’est aperçu trop tard que c’était un spam gouvernemental. Il a conclu de ses aventures que l’absurdité avait conquis le monde et qu’elle régnait d’autant plus tranquille que personne ne connaissait son nom – ou n’était prêt à le prononcer. A-t-il rejoint le port pour noyer sa déshérence une nouvelle fois dans les plaisir artificiels ? S’est-il joint à une autre expédition pour étudier les mœurs des monstres marins, tel un Cousteau des temps modernes ? Nul ne le sait.
Quant au capitaine et à son obsession, une légende dit que « Le spam était dans la tombe et maintenait Accha en ligne ».
FIN
Texte : John Fluo
Dessins : Ponch (et une IA)